Les Togolais le savaient déjà : le Président du Conseil n’est pas bavard. Durant les deux dernières décennies, lorsqu’il était président de la République, Faure Gnassingbé s’est peu exprimé publiquement, en dehors de ses traditionnelles adresses à la nation de fin d’année. Sa discrétion notoire était devenue une marque de fabrique, un silence institutionnalisé qui semblait faire partie du paysage politique national. Mais l’adoption de la nouvelle Constitution de 2025, instaurant un régime parlementaire, avait nourri chez de nombreux citoyens l’espoir d’un changement significatif dans la gouvernance du pays (notamment une plus grande redevabilité des dirigeants et une ouverture du débat public).
En théorie, les régimes parlementaires impliquent une interaction dynamique entre les membres de l’exécutif et les représentants du peuple. Les ministres y sont régulièrement interpellés, questionnés, mis face à leurs responsabilités par les parlementaires. Ce dialogue permanent entre les pouvoirs exécutif et législatif est censé renforcer la transparence et la démocratie. Pourtant, au Togo, la mise en œuvre de ce nouveau régime semble déjà compromise par des pratiques héritées de l’ancien système, où la parole publique restait monopolisée, verrouillée, voire étouffée.
Les événements sociopolitiques récents au Togo ont mis à rude épreuve la naissante démocratie parlementaire togolaise. En moins d’un mois, le gouvernement a décidé d’augmenter les tarifs de l’électricité de plus de 12 %, plongeant une population déjà fragilisée dans davantage de précarité. Dans le même temps, la Compagnie d’Énergie Électrique du Togo (CEET) a introduit un nouveau mode de facturation, semant la confusion et le mécontentement parmi les usagers..
Parallèlement, l’arrestation de l’artiste engagé Aamron, de son vrai nom Tchala Essowè Narcisse, a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux. Jugée arbitraire par plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, cette arrestation a été perçue comme une tentative d’intimidation et a suscité une vague d’indignation. De nombreux citoyens en ont profité pour dénoncer l’état général du pays : les étudiants, les ouvriers, les artistes, les médecins, et bien d’autres acteurs de la société civile ont interpellé le nouveau Président du Conseil sur la situation alarmante de la nation. Les frustrations accumulées depuis des années semblent atteindre un point de rupture.
La Conférence des Évêques du Togo elle-même, dans un rare moment de prise de position politique, a mis en garde contre de potentielles « déflagrations imprévisibles » si les revendications populaires continuaient à être ignorées. Déjà en mars 2024, les prélats s’étaient opposés à la promulgation de la Constitution de la 5ᵉ République, estimant qu’elle risquait d’aggraver les tensions politiques et sociales. Ils n’avaient visiblement pas été entendus.
Les 5 et 6 juin 2025, des manifestations ont éclaté dans les rues de Lomé, la capitale. Des citoyens, excédés, sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère face à la vie chère, à la répression, au mutisme du pouvoir. Plusieurs manifestants ont été arrêtés, certains détenus pendant plusieurs jours sans justification claire, avant d’être relâchés sous la pression populaire. Le climat reste tendu, l’inquiétude palpable.
Malgré tout cela, Faure Gnassingbé, désormais Président du Conseil, n’a toujours pas pris la parole. Les quelques communiqués du gouvernement n’ont servi qu’à rappeler les interdictions de manifester, sans jamais aborder les causes profondes de la contestation. Les parlementaires attendus pour interpeller l’exécutif n’étaient pas au rendez-vous.
Et pourtant, le 31 décembre 2024, Faure Gnassingbé avait solennellement promis une démocratie parlementaire inspirée des modèles indiens, mauriciens, britanniques ou allemands ; des pays où les débats parlementaires sont intenses, réguliers et suivis de près par la population. Dans ces pays, les parlements sont les lieux d’expression du pluralisme, de la critique et du contrôle démocratique. Au Togo, en revanche, nous découvrons un régime parlementaire dans lequel les parlementaires ne parlementent pas. Une démocratie sans voix.
Pourquoi nos représentants élus restent-ils muets face aux revendications du peuple ? Qu’est-ce qui les empêche de questionner l’action gouvernementale ? Ont-ils conscience de la gravité de leur silence ? Peuvent-ils se dire fiers de leur mandat ? Pensent-ils que les citoyens approuvent leur inaction ou leur soumission apparente ?
À l’adoption de la nouvelle Constitution, il avait été promis aux Togolais une démocratie plus vivante, plus participative, plus moderne. Mais jusqu’à présent, les signaux envoyés par les autorités ne vont pas dans ce sens. Au contraire, le mutisme de l’exécutif semble contaminer l’ensemble de la sphère politique. Les députés, tout comme les ministres, adoptent une posture de réserve, voire de repli. Le risque est grand que la parole politique ne soit plus portée que par la rue ou les réseaux sociaux, avec tout ce que cela implique comme dérives potentielles.
Ce silence institutionnel conforte malheureusement les critiques d’une partie de l’opposition togolaise, qui considère que la réforme constitutionnelle de 2024 n’avait pour seul objectif que de permettre à Faure Gnassingbé de se maintenir au pouvoir sous une autre forme. Le changement de régime n’aurait donc été qu’un habillage juridique, sans effet concret sur la gouvernance du pays. Un simple changement de façade, sans changement de pratiques.
Plus d’un mois après l’entrée en vigueur de la Constitution de la 5ᵉ République, force est de constater que les pratiques politiques n’ont pas évolué. Le pouvoir reste vertical, opaque, centralisé. Les citoyens, quant à eux, continuent de s’informer par des canaux non officiels, souvent non fiables, faute de transparence des institutions. Ce silence prolongé est une menace pour la paix sociale et la légitimité du pouvoir.
